Chandelier (2014)

De délire en délire

Interprète(s) : Sia

Paroles originales : Sia Furler et Jesse Shatkin

Tradaptation : Antoine Guillemain

Les mots en gras font partie de la terminologie de la tradaptation de chansons. Vous pouvez consulter leur définition dans notre glossaire.

- Notre tradaptation a été, en grande partie, conditionnée par la forme musicale de la chanson, essentiellement dans le refrain mais aussi, à plusieurs endroits, dans les couplets.

Le premier problème auquel nous avons été confronté a été de savoir quoi faire du mot « chandelier ». En effet, celui-ci ne signifie pas « chandelier » mais « lustre », un terme que la succession des consonnes « s », « t » et « r » rend parfaitement impossible à chanter. Par ailleurs, l’allongement de la voyelle fermée « u » aurait produit un résultat très laid. À ces considérations techniques s’ajoute le fait que le terme « chandelier » apparaît en réalité dans une expression toute faite, « swing from the chandelier », qui n’est pas à prendre au pied de la lettre (pour plus de détails, voir « Ce que la chanson veut dire »). Il ne semblait donc pas approprié de parler de chandelier ni de lustre dans la tradaptation française. Cependant, nous étions convaincus qu’une grande partie de l’auditoire français non coutumier de la langue anglaise s’attendrait à ce que la chanson parle de chandelier. Et ce mot est tellement sonore dans l’original (Sia fait traîner la voyelle finale et la chante avec beaucoup d’intensité) que même les gens avertis auraient été déçus de ne pas retrouver, sinon le mot lui-même, au moins la sonorité de « chandelier ».

Nous avons donc choisi de travailler à partir des similitudes sonores que pouvait offrir le français. « Délire » est sans doute le mot le plus proche en français des deux dernières syllabes du mot « chandelier » tel qu’il est prononcé en anglais (la plupart des anglophones prononcent « chan-de-li-eur », Sia prononce en réalité « chan-de-li ») et permet d’étirer la voyelle « i ». Si l’expression « vivre de délire en délire » est recréée par nous de toute pièce (il ne s’agit pas d’une expression idiomatique du lexique français), elle nous a paru suffisamment originale pour marquer l’auditeur francophone autant que « swing from the chandelier » attire l’attention de l’auditeur anglophone. Elle nous a semblé faire allusion, de manière poétique, aux folles soirées (aux soirées de délire) auxquelles se livre la femme dans la chanson.

Nous avons d’abord considéré d’autres possibilités, reposant notamment sur le mot « chant » ; sur le son « lire » ou « lie » ou simplement « i ». Citons notamment : « boire/brûler mes nuits jusqu’à la lie », « le chant de l’oiseau-lyre », « le chant du désir », « jusqu’au bout de la nuit », « comme un oiseau de nuit », « en flagrant-délire ». Nous avons également pensé aux termes « (à la) dérive », « délices » et « plaisir ». Nous n’avons pas retenu ces solutions pour des raisons de métrique ou d’accentuation, ou parce que nous les avons jugées trop alambiquées ou trop éloignées du sens textuel de l’original.

L’idée d’excès que contient l’expression française « boire jusqu’à la lie » nous a cependant paru judicieuse dans le contexte de cette chanson, où l’alcool tient une place cruciale. Nous avons trouvé trop évident de parler explicitement de boisson dans le refrain, car la CD ne le fait pas (l’alcool n’est mentionné que dans le pré-refrain et le troisième couplet). Nous avons donc choisi de réserver « … je bois / Le calice jusqu’à la lie » pour le pré-refrain.

Notons aussi que le refrain repose sur de nombreuses répétitions, à la fois lexicales (anaphore de « I’m gonna… », trois comparaisons débutant par « Like… ») et sonores, le son « i » constituant à la fois une rime en fin de vers (dans « chandelier », « live » et « exist ») et une assonance (dans « swing »). Il s’agit d’une voyelle fermée moins facile à chanter qu’un son « a », par exemple, qui crée un effet quelque peu dérangeant sur l’auditeur et reflète peut-être une certaine souffrance. En introduisant une voyelle ouverte, nous aurions eu l’impression de trahir le sens musical de la chanson, de créer une rupture avec l’interprétation torturée de Sia. Enfin, faisons observer un phénomène intéressant : au cours de notre tradaptation, nous nous sommes aperçus que les rimes riches n’étaient pas forcément souhaitables, et qu’elles risquaient de porter préjudice à l’interprétation torturée de la chanteuse, en rendant la chanson trop propre, trop lisse. La CD comporte en effet de nombreuses rimes approximatives (ou slant rhymes) (hurt / learn ; live / exist ; fly / night, etc.). Si, bien sûr, ce type de rimes est chose courante en écriture de chanson car elles sont tout aussi efficaces que les rimes riches et ne choquent pas l’oreille (contrairement à la poésie), on peut parier qu’en l’occurrence elles étaient intentionnelles pour illustrer l’instabilité de la femme.

Concernant les répétitions, même si « Moi je vais » n’apparaît que deux fois (« I’m gonna » apparaît quatre fois dans la CD), « Moi je… » apparaît bien quatre fois. « De délire en délire » et « Oublier l’avenir » sont répétés tout comme le sont « From the chandelier » et « Like it doesn’t exist » dans l’original, et une répétition supplémentaire est même présente au sein même du vers « De délire en délire », qui contient en plus une allitération en « d ». Notons également les allitérations en « v » (« vais » ; « vivre » ; « envole ») et en « r » (« rire » ; « vivre ») et l’assonance en « en » (« envole » ; « enflamme ») – qui peut compenser la perte de l’assonance « swing » / « chandelier » du premier vers de ce refrain.

Nous avons donc souhaité reproduire le plus fidèlement possible d’une part le schéma et le type de rimes du refrain et d’autre part les effets de répétitions qui, selon nous, reflètent directement la spirale de débauche à laquelle se livre la femme en question.

- Mentionnons d’autres similitudes sonores entre l’anglais et le français, montrant bien que nous avons cherché à traduire le sens musical autant que le sens textuel : « down » / « mal » (couplet 1) ; « doorbell » / « chandelle » (couplet 2) ; « shame » / « belle » (couplet 4).

- Notons que « Désolée », qui dénote une culpabilité, nous a paru proche de l'idée de honte contenue dans « I feel the shame », le son « on » de « honte » étant très peu chantable en français.

- C’est surtout le refrain qui a demandé de prêter une attention particulière à la métrique et aux césures, notamment dans la phrase-clé, qui se découpe ainsi : « I’m / gonna swing / from the chandelier ». En particulier, le « I’m » qui débute les vers 1, 4, 7 et 10 a posé problème : en anglais, Sia fait traîner très longtemps la voyelle, avec force. Or, en français, le mot « Je » est difficile à chanter : la lettre « J » (consonne fricative) est très peu chantable et le son « e » (voyelle mi-fermée) difficile à allonger. Chanter « Jeeeee vais…. » en français aurait donc semblé très maladroit, d’autant qu’une césure aurait été introduite entre « Je » et « vais » et il n’est pas très logique de séparer le sujet du verbe.

Le vers le plus délicat, car présentant une métrique particulière, a sans doute été « Like tomo // rrow doesn’t exist » : des temps accentués sont présents toutes les deux syllabes et la voyelle « -o » de « tomorrow » est à la fois allongée et accentuée, de sorte que le mot semble présenter une césure entre « -mo » et « -rrow ». Si l’anglais peut sans problème allonger des voyelles en milieu de mot, c’est moins évident en français. Nous avons donc dû faire particulièrement attention à l’accentuation et à la métrique de notre phrase en français. Nous avons finalement opté pour « Comm’ pour ou // blier l’avenir ». Le résultat n’est pas parfait, car l’interprète est obligé(e) d’allonger la syllabe « ou- » en milieu de mot, mais au moins l’accent tonique naturel du mot « oublier » est respecté. De plus, en place du mot « Like » (qui est accentué et dont la voyelle est allongée), nous avons opté pour « Comme », dont la consonne occlusive permet une attaque puissante et la voyelle mi-ouverte « o » est relativement facilement allongeable. Nous avons du même coup pu conserver la comparaison de l’original, présente trois fois dans le refrain. Enfin, en place de « tomorrow », nous avons préféré écrire deux mots différents (« pour oublier ») afin d’éviter les erreurs d’interprétation dues à la métrique particulière : par exemple, « Comme si de // main n’existait pas » aurait pu laisser comprendre « deux mains », et l’accentuation « n’aaaait-xistait pas » aurait été très laide.

- Dans cette chanson où les couplets 1, 2 et 4 déclinent différentes idées avec une métrique très ramassée (par exemple : « I feel the love » : 4 syllabes ; « Sun is up » : 3 syllabes ; « I’m a mess » : 3 syllabes), nous avons été amené à condenser plusieurs idées en une (par exemple, « quand on m’appelle », dans le deuxième couplet, reprend à la fois l’idée contenue dans « Phone’s blowing up » et dans « Ringing my doorbell ») et à en abandonner tout simplement d’autres (« When will I learn? »). L’anglais étant par nature beaucoup plus condensé que le français, il était impossible de conserver chaque idée de la CD, et nous sommes conscients d’avoir utilisé des métaphores abstraites (« brûler la chandelle », « boire le calice jusqu’à la lie »…) là où l’anglais est plus concret (« phone’s blowing up », « ringing my doorbell », « throw ‘em back till I lose count »…), celles-ci ayant le mérite de pouvoir synthétiser ce que l’anglais décline en plusieurs idées concrètes. Ainsi, « Je bois le calice jusqu’à la lie » traduit à la fois l’idée d’excès, d’orgie, de jouissance maximum, contenue dans « I’m gonna swing from the chandelier », et le fait de consommer verre sur verre sans compter, dont il est question dans le pré-refrain.

Nous reconnaissons que l’abondance de termes abstraits rend le registre de notre tradaptation plus soutenu que celui des paroles originales. Remarquons tout de même que cette multiplication de métaphores est une façon de compenser la perte de l’idiome « swing from the chandelier » : l’idée exprimée dans cette expression se trouve finalement déclinée à plusieurs endroits dans notre tradaptation. Précisons aussi que nous avons eu peur que l’auditoire français, qui ne comprend pas forcément les paroles originales et qui, en entendant l’interprétation intense de Sia, s’imagine un texte extrêmement profond, trouve notre tradaptation trop légère.

Cependant, l’atmosphère qui se dégage à la fois de la musique, de l’interprétation de Sia, du clip et de la dimension plus poétique/métaphorique du refrain et du troisième couplet nous a semblé justifier le recours à ces termes plus abstraits dans les deux premiers couplets et le pré-refrain. Nul doute que la chanson dans son ensemble, c’est-à-dire en tant que « texte multiple » composé de toutes ses différentes couches (paroles + musique + interprétation + clip), indissociables les unes des autres, est forte et puissante, et non légère.

- Enfin, attardons-nous sur deux autres métaphores.

D’abord, « Brûler la chandelle » (couplet 2) est évidemment un clin d’œil au titre original « chandelier », l’expression française « brûler la chandelle par les deux bouts » constituant sans doute ce que le français peut offrir de plus proche tant en terme d’imagerie que de signification. À travers cette expression, et celle du vers précédent (« faire la bringue »), nous avons aussi souhaité présenter clairement la situation (une personne sort pour faire la fête), car notre tradaptation du premier couplet la pose moins nettement que ne le fait le premier couplet dans la chanson originale. En cela, on pourrait considérer que « Pour faire la bringue / Brûler la chandelle » traduit, par compensation par endroit, l’idée contenue dans « Party girls » au vers 1 du premier couplet, et celle de « I’m the one for a good-time call » du vers 1 du deuxième couplet.

Ensuite, « L’oiseau qui s’enflamme » (refrain) : il s’agit bien sûr d’une référence au phénix, oiseau légendaire renaissant de ses cendres. Parallèle évident avec cette femme qui échappe à sa détresse et « renaît » quand elle sort faire la fête. Si la CD parle aussi d’un oiseau (en l’occurrence, la femme dit qu’elle va voler comme un oiseau jusqu’au bout de la nuit et sentir ses larmes qui sèchent), aucune référence au phénix ne s’y trouve. Cette image nous a cependant paru pleinement justifiée en raison du contexte général de la chanson, et parce que nous cherchions une rime avec « larmes » pour traduire l’idée de larmes qui sèchent, présente dans la CD au vers suivant. « S’enflammer » en français possède également le sens de « s’animer vivement », ce qui rejoint directement l’idée d’excès, de folie et de débauche présente dans l’ensemble de la CD.