Entretien avec Philippe Videcoq

 

Depuis des années, Philippe Videcoq met ses talents au service du doublage. Après des études de lettres classiques, il a d’abord travaillé chez Disney comme assistant marketing européen. De 1978 à 1983, on le retrouve directeur artistique sur le doublage de films Disney. Depuis 1987, il adapte les dialogues et les chansons de nombreux films. Ce Breton est lui-même féru de l’univers de Walt Disney, comme en témoigne son appartement parisien, richement décoré de figurines de collection à l’effigie de Mickey Mouse et de magnifiques croquis originaux. Il a adapté, entre autres, les dialogues de Peter Pan, d’Aladdin et de Pocahontas, et les chansons de plus de quinze longs-métrages Disney, parmi lesquels La ferme se rebelle et La Princesse et la Grenouille. C’est aussi l’auteur de la version française des chansons de L’Étrange Noël de Monsieur Jack (1993), d’Anastasia (1997) ou encore des Muppets (2011).

Notre interview révèle à la fois un sens aigu de la créativité et un devoir moral envers l’original.

Après avoir travaillé chez Disney, quel a été votre parcours ?

J’ai commencé par adapter des dialogues de films. Au départ, j’ai fait mes armes sur des petits films sans intérêt, et un jour, on m’a demandé de réaliser l’adaptation d’une  « petite comédie » dont on ne savait même pas si on allait la sortir en France. Il s’agissait en fait de Un Poisson nommé Wanda ! Ce film m’a fait une bonne carte de visite. Aujourd’hui, j’adapte pour Disney, Warner et Paramount entre autres. À une époque, j’étais également directeur artistique. Cette activité demande beaucoup d’énergie : il faut avoir l’œil partout, valider toutes les répliques, gérer le temps de travail, le plan de travail et l’ego des comédiens. C’est pourquoi je préfère aujourd’hui me consacrer exclusivement à l’adaptation.

Comment avez-vous été amené à adapter des longs-métrages Disney ?

C’est Fred Taïeb [1] qui m’a permis d’adapter des Disney. On m’a confié le redoublage de plusieurs petits cartoons Disney de quelques minutes, qui comprenaient des parties chantées. C’est ainsi que je me suis exercé. Mais c’est surtout L’étrange Noël de Monsieur Jack qui m’a mis le pied à l’étrier : on me confiait d’un coup l’ensemble du film, dont la moitié comprenait des chansons. Cela a demandé un travail considérable.

Aviez-vous déjà écrit des chansons avant d’adapter les chansons Disney ?

Non, mais j’écoutais beaucoup de chansons anglo-saxonnes quand j’étais plus jeune. C’était une bonne façon d’apprendre l’anglais. J’ai également travaillé en Angleterre et je regardais beaucoup la télévision, j’étais sensible notamment aux jeux de mots. Il m’est arrivé d’écrire une chanson ou deux mais mon travail consiste principalement à adapter des films. J’ai aussi sous-titré quelques films, notamment Pocahontas. Le sous-titrage entraîne des contraintes supplémentaires de place qui nous obligent à condenser. Ce type de traduction est plus une béquille qu’autre chose. Il faut être plus près du texte original car le spectateur l’entend. C'est pour cela que j'ai remplacé « Ce rêve bleu » par « Un nouveau monde » dans la version sous-titrée d’Aladdin. Professionnellement, j’ai du mal à permettre qu’on puisse entendre « A Whole New World » tout en lisant « Ce rêve bleu ».

Aujourd’hui, j’aimerais beaucoup me mesurer aux comédies musicales, car j’en suis extrêmement féru. J'ai d’ailleurs récemment sous-titré Les Misérables à partir de la version anglaise des lyrics, qui avait elle-même considérablement modifié les lyrics français originaux d’Alain Boublil.

Que pensez-vous des différentes adaptations des chansons Disney ?

Le travail de Louis Sauvat [2] est remarquable. J’ai plus de réserves au sujet de Christian Jollet. Ce qu’il a fait des chansons de Mary Poppins me pose quelques problèmes. Selon moi, c’est un exemple de ce qu’il ne faut pas faire. On ne peut pas nier qu’il y a de sérieux problèmes de lyrics sur Mary Poppins, mais je ne veux pas être trop dur, d’autant qu’il y en a beaucoup moins sur les autres chansons Disney adaptées par Christian Jollet, comme Les Aristochats, ou L’Apprentie Sorcière.

Pourquoi Mary Poppins n’a-t-il pas été redoublé, contrairement à d’autres films Disney, à votre avis ?

Cela reviendrait monstrueusement cher. Pas la réécriture, mais le réenregistrement, à cause du nombre très important de chansons dans ce film. Le jeu n’en vaut pas la chandelle, car finalement la moins bonne qualité des chansons ne nuit pas au succès du film. Et les adultes qui ont grandi avec le film sont très attachés aux paroles de leur enfance. Je sais qu’à l’époque, « le morceau de sucre qui aide la médecine à couler » était assez mal passé chez Disney. J’avoue ne pas comprendre pourquoi Disney n’a pas retouché le texte à ce moment-là.

Combien de temps passez-vous à adapter les chansons ?

Cela prend au moins cinq fois plus de temps que pour les dialogues. J’ai mis un peu plus d’un mois pour adapter les nombreuses chansons de L’Étrange Noël de Monsieur Jack.

Et de combien de temps disposez-vous ?

On dispose de tout le temps nécessaire pour se consacrer aux chansons, contrairement aux dialogues. Aujourd’hui, à cause du piratage, tous les films doivent sortir très vite, y compris les versions doublées. Pour adapter les dialogues, on travaille sur des versions encore en cours de montage. Les éléments visuels ainsi que les scripts nous arrivent très tard, et les uns après les autres, donc il faut sans cesse effectuer des modifications. Les chansons, en revanche, posent moins de problèmes de ce point de vue, car elles sont prêtes beaucoup plus tôt et nous parviennent en amont. Pour les longs-métrages d’animation, tout est enregistré avant d’être animé. Parfois, le seul élément visuel sur lequel on peut s’appuyer est le storyboard, mais on a le son à l’avance ; la chanson elle-même est quasiment terminée. Il n’y a guère que dans le cas d’Aladdin qu’il y a eu des changements car deux lignes jugées un peu insultantes ont été censurées en V.O. [3] Ça s’est fait dans la précipitation : en écoutant la V.O., on sent le raccord. Mais je ne crois pas ça ait posé problème en français, car l’adaptation n’était pas aussi violente [4].

Disney vous fournit-il un script assorti de nombreuses explications sur le vocabulaire employé, comme peuvent le faire d’autres clients ?

Oui, il nous parvient vers la fin de la production. On a parfois un peu l’impression qu’ils prennent le reste du monde pour moins intelligent qu’il ne l’est. Certains scripts explicitent des mots simples comme l’équivalent anglais d’« allumettes » ou de « briquet », par exemple. Mais leurs indications peuvent aussi être très utiles. Ils ont l’air de croire que l’adaptation va se faire sans l’image. C’est vrai qu’aujourd’hui, pour des questions de droits, on reçoit parfois des copies de travail qui montrent seulement les bouches des personnages dans des ronds. Dans ce cas, lorsqu’un personnage dit « Take this » [« Prend ça »], on ne sait même pas à quoi il fait référence.

Comment procédez-vous pour adapter une chanson Disney ?

Il n’y a vraiment pas de règle. En plus, cela dépend de la chanson. Certaines sont chantées en fond musical, et ne prennent pas en compte les mouvements des lèvres des personnages. D’autres ont un phrasé très riche, comme dans L’Étrange Noël de Monsieur Jack. La difficulté est de faire exprimer aux personnages les mêmes sentiments qu’en version originale. Sur les chansons, on est relativement libre de s’écarter du sens précis, pour restituer l’émotion avant tout. Les dialogues sont plus contraignants. Mais évidemment les chansons constituent une difficulté supplémentaire : celle de la prosodie, de la rime, etc. Il faut que le résultat soit chantable et fluide : qu’on ne bute pas sur les mots, que les appuis soient aux mêmes endroits, que le synchronisme soit convenable. C’est une traduction puissance dix, en quelque sorte.

« Les chansons constituent une difficulté supplémentaire. C’est une traduction puissance dix, en quelque sorte. » 

Ce n’est pas un marathon. On produit une première version, on passe à autre chose, on y revient, on laisse mûrir. Il ne faut pas rester buté sur une difficulté. Le cerveau travaille pendant la nuit. Généralement je travaille sur toutes les chansons d’un film à la fois, je n’en finis pas une avant de passer à la suivante. 

La question du synchronisme labial est-elle une grande préoccupation quand on adapte des chansons ? Et l’est-elle autant pour les dessins animés que pour les films « traditionnels » ?

Le synchronisme des lèvres est encore plus important dans l’animation – lorsque l’articulation est vraiment très travaillée et que le mouvement des lèvres a été précisément dessiné image par image, comme dans L’Étrange Noël de Monsieur Jack. Évidemment, ça dépend des films d’animation. Les dessins animés japonais, par exemple, ne comportent qu’une succession d’images de bouches qui s’ouvrent et se ferment. Mais certains Disney comme La Princesse et la Grenouille exigent autant de synchronisme que les films traditionnels.

N’a-t-on pas tendance, cependant, pour ce qui concerne les chansons, à sacrifier le synchronisme au profit du rythme et de la rime ?

Dans une certaine mesure. Tout dépend du cadrage, de ce que le spectateur regarde dans l’image. Quand j’ai commencé dans ce métier, on m’a dit qu’il fallait surtout être « synchrone avec les yeux ». Le spectateur n’a jamais les yeux fixés sur la bouche des personnages, mais sur leur visage. Si le comédien-chanteur est bon, le spectateur prête moins attention au synchronisme. Il faut être raccord avec les émotions. Dans les chansons, il y a des envolées lyriques, beaucoup d’images : l’adaptateur sait lorsqu’il ou elle peut se permettre de sacrifier le synchronisme car le spectateur n’y prendra pas garde. Quoi qu’il en soit, en doublage le synchronisme constitue toujours une certaine contrainte.

Étrangement, le synchronisme est la dernière chose dont l’adaptateur chevronné s’occupe. Quand on débute dans ce métier, le synchronisme nous obsède. On a tendance à systématiquement construire ses phrases en fonction des labiales, des ouvertures et des fermetures de bouche. On arrive alors à des phrases laborieuses. Avec l’expérience, en dialogue comme en chanson, on cherche surtout à savoir ce qu’il est essentiel de faire dire au personnage. On écrit une phrase et ensuite seulement on regarde les problèmes qui se posent. Ça évite d’avoir à se confronter à toute une montagne de problèmes formels dès le début. On ne fait pas des mots croisés où chaque case doit être remplie. On y arrive en ajustant le texte à la fin du travail.

« On écrit une phrase et ensuite seulement on regarde les problèmes qui se posent. Ça évite d’avoir à se confronter à toute une montagne de problèmes formels dès le début. »

L’accent tonique est-il important dans l’adaptation de chansons ?

Bien sûr, les appuis sont importants, mais ils le sont aussi dans l’adaptation de dialogues. Les scènes où les personnages sont particulièrement tendus en comportent souvent. Le langage parlé est une musique lui aussi. Il faut tourner la phrase de façon à ce que les syllabes accentuées tombent aux mêmes endroits que dans la V.O.

Chantez-vous les paroles à mesure que vous les écrivez ?

Oui, bien sûr. Par ailleurs il est important d’avoir l’oreille musicale pour cerner le rythme. Je crois que je l’ai. Mais je ne regarde jamais les partitions qu’on m’envoie. Je suis incapable de les déchiffrer. Bien souvent un mot très court est chanté sur plusieurs syllabes, ce que je dois reproduire en français. Le résultat peut être assez déplaisant.

…comme lorsqu’une césure est introduite au milieu d’un mot en français ?

Oui. Certains croyaient, par exemple, que le vers de La Marseillaise « Entendez-vous dans les campagnes mugir ces féroces soldats » était « Entendez-vous dans les campagnes mugir Séphéro, ce soldat » !

Quelles contraintes sont les plus problématiques en adaptation de chansons dans un cadre audiovisuel ?

Il n’y a pas de hiérarchie. Ça dépend vraiment des chansons, mais aussi de la musique : si elle coule bien ou non. Dans La Princesse et la Grenouille, je me suis heurté à un genre musical qui passe mal en français : le jazz. Le style de Randy Newman [5] m’a donné beaucoup de mal. En France, à moins de s’appeler Nougaro, on maîtrise moins le sujet. En plus, les chansons du film sont très étranges, à la fois « jazzy » et un peu « démantibulées », avec des appuis compliqués. Les essais de voix [6] sur ce film ont suffi à montrer que le texte des chansons telles que je les avais adaptées n’était pas bon. Je l’ai donc repris. J’ai fait une quinzaine de versions du premier couplet de la première chanson. Je suis satisfait de certaines de mes trouvailles, et moins d’autres. Tout dépend aussi de l’interprétation. Pour la chanson « Almost There », il est difficile de chanter « Et j’y suis presque » en laissant traîner « presque » comme « there » en V.O., j'ai donc dû l'adapter. Au départ, on essaie de coller un maximum au sens, et à un moment donné, on se dit que certains vers ne sont vraiment pas chantables.

« Au départ, on essaie de coller un maximum au sens, et à un moment donné, on se dit que certains vers ne sont vraiment pas chantables. »

Un autre film (non produit par Disney), Spirit, l’étalon des plaines, dont j’ai adapté des chansons, écrites par le chanteur de rock Bryan Adams, m’a vraiment posé problème. Un tel style musical était très difficile à rendre, sauf à être Eddy Mitchell ou Nougaro. La chanson de variété est plus simple à adapter. Bryan Adams tenait à enregistrer lui-même ses chansons en version française. Il est venu les chanter sur la scène du festival de Cannes. Une des chansons s’est retrouvée dans le top 50 canadien ! Six mois plus tard, Bryan Adams me recontactait. Il était content de mon travail et voulait que j’adapte son prochain album en français. Me voilà donc en train d’adapter onze chansons, cette fois pour un chanteur connu. Résultat : il a souhaité me rencontrer car il n’arrivait pas à accorder le rythme de sa chanson avec la version française que j’avais écrite. Une scène surréaliste s’est alors produite : je me suis retrouvé dans une chambre d’hôtel du prestigieux Bristol à chanter une chanson de Bryan Adams en français accompagné par l’artiste lui-même à la guitare ! Finalement, une seule chanson est sortie en single, qu’il chante avec Emmanuelle Seigner.

« Une scène surréaliste s’est alors produite : je me suis retrouvé dans une chambre d’hôtel du prestigieux Bristol à chanter une chanson de Bryan Adams en français accompagné par l’artiste lui-même à la guitare ! »

Alors comment s’y prend-on lorsqu’on doit recréer ?

Difficile à dire. On ne réfléchit pas toujours à sa façon de travailler. Il faut tenter de garder une spontanéité, et ne pas s’enfermer dans un carcan. Plutôt que de partir des contraintes, je me demande ce que j’écrirais dans l’idéal, puis je l’adapte à celles-ci. On essaie aussi d’éviter les « gimmicks ». Evidemment, il y a des mots qui reviennent. La difficulté avec les chansons Disney consiste à ne pas abuser du soleil, des oiseaux, du ciel bleu, etc. Et en même temps, on est obligé d’utiliser ces termes, c’est la marque de fabrique de Disney. Rendre « And I’m almost there » par « J’irai au bout du rêve », ce n’est pas très original, mais c’est chantable. Cette chanson est un cas typique de ce qu’on désigne en anglais par « the want song » [7], la chanson où le héros ou l’héroïne exprime ses souhaits. Il m’a semblé que c’était ce vers qui restituait au mieux le sentiment de la chanson, mais je regrette le côté un peu bateau, « disneyen », qu’on retrouve dans Ce rêve bleu.

Cependant, tous ces « rêves », « princesses » et autres sont des mots éminemment chantables, avec des voyelles ouvertes. Qui plus est, ils rappellent la féérie de Disney qu’affectionnent les enfants.

« On ne réfléchit pas toujours à sa façon de travailler. Il faut tenter de garder une spontanéité, et ne pas s’enfermer dans un carcan. Plutôt que de partir des contraintes, je me demande ce que j’écrirais dans l’idéal, puis je l’adapte à celles-ci. »

Dans quelle mesure vous appuyez-vous sur ce qu’on voit à l’écran ?

C’est vrai que certains visuels posent problème en traduction. Je m’en sers, mais il ne faut pas rajouter de référence aux visuels là où il n’y en a pas. C’est une tendance qui peut être un peu lourde. Parfois on peut se le permettre, si on a un éclair de génie. Si une action exprimée par les visuels est illustrée par une phrase en V.O. qui passe mal en V.F., il ne faut pas tenter de coller à tout prix aux visuels. Dans La ferme se rebelle, la chanson « Little Patch of Heaven » parle d’une rivière qui coule, également présente à l’écran, d’où mon choix d’écrire dans la première strophe « Une rivière d’argent s’écoule aux frontières du ciel [8] ». La phrase elle aussi doit couler. Il faut un minimum d’ouvertures, de « o », de « u », etc. Ce sont des règles propres aux chansons. D’où la présence de mots comme « herbe », « verte » et « arbre » dans celle-ci.

Dans La ferme se rebelle, comment avez-vous appréhendé le dialecte rural américain dont usent les personnages ?

Lorsqu’on a des accents impossibles, on ne peut pas les rendre. On est obligé de les gommer, mais cet aspect se retrouve ailleurs. Et l’image est là pour rappeler où se déroule le film. Si on commence à faire usage de « gimmicks » propres aux westerns des années 50, on arrive à un résultat peu crédible. Je crois qu’il vaut mieux privilégier le naturel.

Lorsqu’une idée se prête mal à une traduction à un endroit de la chanson, la rendez-vous parfois à un autre endroit par effet de compensation ?

Oui, on peut facilement intervertir, on est plus libre qu’en dialogue. Toutefois il n’est pas forcément évident de rendre une idée du premier vers dans le dernier, car chaque chanson comporte une progression à respecter, et on ne peut pas plaquer artificiellement une idée n’importe où. L’essentiel est que le spectateur ait le même sentiment à l’arrivée qu’en V.O. Cependant, la tâche est très précise : comme ailleurs il faut faire attention à l’emploi des mots, au parler des personnages. Il ne faut être ni au-dessus (vouloir briller à tout prix) ni au-dessous dans la qualité du texte. Trop de doublages sont en dessous de ce qui se passe à l’écran. Le niveau d’écriture doit être similaire à l’anglais. Il faut savoir doser : c’est un exercice d’équilibrisme.

« La tâche est très précise. C’est un exercice d’équilibrisme. »

Vous pourriez vous dire : « le genre se prête à l’adaptation, je vais embellir la chanson en faisant fi de l’original »…

Ce serait une erreur de débutant. En doublage, et en adaptation de chanson, le jeu consiste à être exact tout en se servant des contraintes du genre. C’est certes astreignant, mais le résultat est très gratifiant si l’on arrive à respecter tous ces impératifs.

Comment le public visé (les enfants) influence-t-il vos adaptations ?

C’est vrai que l’humour demande beaucoup d’imagination. J’essaie de rendre les jeux de mots comme l’a fait Disney dans l’original, ni plus, ni moins. Évidemment, il ne faut pas que le texte soit abscons, mais on n’est jamais dans l’humour trop osé.

Dans quelle mesure l’humeur suggérée par la musique influence-t-elle votre adaptation ?

C’est sûr qu’on ne va pas rendre plus mélancoliques des paroles accompagnées d’une musique entraînante avec des cymbales. Mais, naturellement, l’humeur véhiculée par la musique est déjà présente dans le texte original.

Que pensez-vous des versions québécoises des chansons Disney ?

Les Québécois sont plus stricts que nous. On perd un peu à être strict. Selon moi c’est gênant d’appeler comme ils l’ont fait un film comme Toy Story « Histoire de Jouets ». Cependant, je ne critique pas. Ils y sont habitués. Dans les chansons, ce qu’on peut éventuellement juger, c’est la fluidité ; on peut voir si le résultat accroche l’oreille ou non.

Le directeur ou la directrice musical(e) change-t-il/elle souvent les paroles que vous avez écrites lors des sessions d’enregistrement ?

Non, car en général une réunion a eu lieu en amont, en présence du directeur musical. Parfois les comédiens insistent pour changer quelques mots d’une réplique dans les dialogues, mais il est moins fréquent qu’un comédien-chanteur ait envie de modifier les paroles d’une chanson, sans doute parce que l’adaptation des chansons a été beaucoup plus travaillée. En plus, une session d’enregistrement de chansons coûte très cher. Et surtout, dès qu’on change un mot dans une chanson, on « détricote » tout le reste. Une chanson, c’est un château de cartes.

Recevez-vous des consignes de la part de Disney ? Vous demande-t-on souvent de retoucher votre texte ?

Disney me laisse beaucoup de liberté. Je dirais qu’il y a environ trois demandes de retouches par chanson. Dans La Princesse et la Grenouille, la grenouille disait « I’m gonna tear it up » en anglais. J’avais rendu l’expression par « Je vais tout déchirer ». Le refus a été catégorique, je n’ai pas vraiment compris pourquoi. Finalement, j’ai opté pour « Je vais en profiter ».

Vous considérez-vous comme un « traducteur » ou comme un « adaptateur » ?

J’ai toujours dit « adaptateur », par respect pour les traducteurs littéraires, qui ne doivent pas s’écarter du texte. Nous, nous sommes obligés de tordre le cou au texte par endroits, en chanson comme en dialogue. Comme on peut « jongler » et modifier l’ordre des idées, je considère l’exercice comme de l’adaptation.

Finalement, quel exercice préférez-vous : adapter des dialogues ou des chansons ?

J’aime alterner et faire des choses très différentes. Varier les genres et les publics.

 

Interview réalisée en janvier 2012 et revue en juin 2015.

 

 

[1] Fred Taïeb a notamment exercé des postes à responsabilité chez Disney Europe puis chez Dubbing Brothers, la société de doublage qui adapte aujourd’hui tous les films d’animation Disney.

[2] Louis Sauvat a tradapté notamment les chansons d’Alice au Pays des Merveilles, du Livre de la Jungle et de Robin des Bois.

[3]  « Where they cut off your ear / If they don’t like your face », qui signifie « Où on vous coupe l’oreille si on n’aime pas votre tête. »

[4] En effet, la version française dit simplement « Où pendant ton sommeil / Les serpents t’ensorcellent ».

[5] Le compositeur des musiques du film La Princesse et la Grenouille.

[6] Les « essais de voix » désignent les « auditions » que font passer les directeurs artistiques/musicaux pour trouver les comédiens qui vont doubler telle ou telle voix.

[7] Également appelée « I wish » song.

[8] En lieu de « Out where the riverbend hits up with the end of the sky » en V.O.